Musée Marcel ROUX :

Biographie : en savoir plus sur Marcel ROUX

Avec l'aimable autorisation de la revue "Les Nouvelles de l'Estampe"

et de Colette E. BIDON, Historienne de l'art

auteur de l'article ci-dessous paru dans "Les Nouvelles de l'Estampe" (mai-juin 1989, numéro 105, pp.17-27)


Ville profondément croyante, où vécurent le curé d'Ars, le père Colin, fondateur des Maristes et le saar Peladan, Lyon a connu toute une lignée de peintres religieux dont le chef de file a été Louis Janmot, auteur du Poème de l'âme. Son élève, Paul Borel, a traduit avec sérénité par l'estampe sa foi profonde. L'ami de Paul Borel, Marcel Roux, tourmenté et angoissé, a voulu, quant à lui, amener à Dieu par des gravures puissantes dénonçant le mal et ses conséquences dans l'au-delà. Comme dans le Saint Antoine de Flaubert, il pose au monde le problème de l'homme tourmenté par sa nature et sa destinée. Mathieu Varille, historien lyonnais, déclara « qu'il était mort trop tôt après avoir esquissé son oeuvre diabolique et apocalyptique ». Marcel Roux est né à Bessenay, dans le Rhône, le 11 septembre 1878 de Joseph Roux, artiste comique et de Stéphanie Jeanne, son épouse, sans profession.

A sa naissance, le père de Marcel Roux était en tournée au Théâtre impérial de Moscou. Très vite, le petit Marcel Roux manifeste des dons d'artiste, quitte son village et suit son père dans ses tournées à Saint-Pétersbourg, Bucarest et Paris. A dix-sept ans, il devient régisseur à Monte-Carlo, travaille la peinture à Nice sous l'autorité du peintre Leverd et obtient un prix à l'École des beaux-arts de la ville. Son professeur lyonnais, Auguste Morisot, qui a découvert les sources de l'Orénoque avec la mission française envoyée de Paris, commence à orienter son élève vers une conception mystique de la nature. Marcel Roux fréquente assidûment la bibliothèque du Palais des Arts. Sa rencontre avec les gravures de Rembrandt, conservées au musée est décisive pour le jeune artiste : il fera de la gravure.

Marcel Roux sollicite alors les conseils des maîtres graveurs lyonnais, Joseph Brunier, Johannès Drevet et Paul Borel. Ce dernier devient très vite son ami et son maître spirituel. Il prête à Marcel Roux un atelier dans lequel l'artiste débutant fait ses premières expériences à l'acide. Roux s'installe d'abord l14 quai Pierre-Scize en 1898, puis 33, quai Saint-Vincent dès 1899. Il épouse, le 19 avril 1902, Antoinette Bouchard, habitant 55 cours Morand. Il en aura un fils, Marc, excellent dessinateur lui-même. Pendant quelques années il se livrera à des travaux « mercenaires » afin de pouvoir réaliser son oeuvre mystique ; c'est ainsi qu'il participera à l'illustration de l'Assiette au beurre. Il fait son service militaire en 1912 puis la guerre de 1914-1918 où il contracte un ulcère à l'estomac qui l'empêche désormais de graver à l'eau-forte. Il est réformé pour troubles mentaux, les horreurs de la guerre ayant fortement contribué à développer ses dispositions morbides. Il s'oriente alors vers la gravure sur bois dont il illustre de nombreux ouvrages : Le Cantique des cantiques, un Jardin des supplices, Lazare le ressuscité et Ponce Pilate de Louis Mercier, entre autres. Après la guerre, il effectue pour la Chalcographie trois gravures d'après des tableaux de Rembrandt et lithographie un Hop-Frog d'après Edgar Poe. De nombreuses revues accueilleront ses gravures sur bois. Il habite alors rue de Bagneux, à Paris. Sa maladie s'accentuant, il se rend à Chartres où il avait réalisé des cartons de vitraux pour la cathédrale (on parle encore du bleu Marcel Roux) et s'éteint non loin de cette cathédrale le 19 janvier 1922, à quarante-quatre ans.

 Tout dans l'oeuvre de Marcel Roux le rattache à Lyon. La colline mystique de Fourvière, que l'on a consacrée au culte marial, recèle dans ses frondaisons une multitude d'hospices et de couvents. Ses ruelles étroites ont, de tous temps, caché des sectes étranges où spirites et théosophes règnent sur un petit monde imprégné de l'obsession de l'au-delà, et où science et religion interfèrent continuellement.

De son enfance aventureuse avec son père, de ses multiples voyages - particulièrement en Russie - Marcel Roux s'est formé une foi chrétienne et non conformiste. Le positivisme très à la mode d'Auguste Comte n'est pas étranger lui non plus à l'orientation majeure de l'oeuvre de Marcel Roux, cherchant à nous démontrer la présence du mal qui nous entraîne - après la mort - dans un cycle infernal.

Le mal représenté par Marcel Roux n'est pas le seul résultat d'une pointe violente ou d'un esprit philosophe. Il est recherche de vérité tant il veut prouver - par le mal - que Dieu existe. Marcel Roux est très proche des prédicateurs qui amenaient leurs ouailles à Dieu par la peur du diable. Il se fait apôtre à la fois tendre et violent, exacerbé et calmant, ironique et amer, amoureux de vérité, d'ordre et d'équilibre, et en même temps, envahi par l'angoisse, le désordre et le déséquilibre proche de la folie.

Il ne faut pas oublier que Lyon est un des points clés du spiritisme. Les sectes y sont nombreuses même si elles se cachent. Et le mysticisme qui règne sur la ville n'a pas été sans influencer le jeune Roux. La fin du XIXe siècle à Lyon était riche en médiums et spirites de tous genres qui enseignaient les rapports qu'il fallait entretenir avec les esprits. Marcel Roux, catholique fervent, mais peut-être trop passionné, trop exclusif dans sa foi, a désiré pénétrer cette période de trouble qui suit la mort. Il s'essaie à combattre le matérialisme de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, la recherche de la jouissance dans tous les plaisirs humains, pour ramener à Dieu tous les révoltés en leur montrant les peines qu'ils encourent s'ils ne se soumettent pas à une règle de vie.

Paul Borel, bon connaisseur de l'âme de Marcel Roux, expliquait ainsi en 1905 : « J'ai constaté que dans la phase actuelle de votre travail, le diable a une réelle importance, mais si on veut faire trouver le bon Dieu beau (et il l'est), peindre le diable laid (et il l'est), c'est un bon moyen. Il y a une foule de gens qui, pour comprendre le bon Dieu, n'y arriveraient que par la peur du diable... »2.

Marcel Roux s'attaque surtout aux victimes du mal souvent représenté par la femme, symbole de la tentation. Il a multiplié les femmes dévoreuses, responsables de tous les méfaits de la société, comme dans Femme-Flamme ou la Femme araignée, rappelant le Vampire de Munch de 1893. Il a donné de la femme une idée destructrice, corruptrice, conduisant au néant. Mais en même temps, il s'efforçait de sauver la femme victime des jouissances humaines. Ainsi apparaît, dans ses séries Filles de joie et l'Alcool, cette opposition faisant ressortir la dualité qui existe chez l'artiste, la désespérance vis-à-vis du mal et l'espoir salutaire de la rédemption : scènes funèbres et burlesques tout à la fois.

Marcel Roux est l'un des derniers héritiers du romantisme. Le goût du fantastique et du macabre qui imprègne ses eaux-fortes faisait suite à toute une littérature dont Victor Hugo fut le maître. Sa Ronde du Sabbat inspira Louis Boulanger. Achille Devéria illustra de vampires ou de loups-garous une partie de ses lithographies. Tony Johannot reprit, quant à lui, le thème de la Danse macabre qui, depuis le Moyen Age, se complaisait à représenter la mort. Si, à l'origine, ces danses macabres relèvent véritablement de rondes ou de processions, très vite la représentation de danses macabres se résoudra en scènes limitées à un ou deux personnages accompagnées de la mort-squelette. C'est cette dernière orientation que suit Marcel Roux dans sa série Danse macabre éditée en 1905, où il fustigea avec vigueur l'inégalité sociale. Face à l'omniprésence de la mort, tantôt il traduit sa pensée sur le cuivre par une « forêt de puissance diaboliques qui tendent des pièges sans arrêt à l'homme qui s'est éloigné de l'enseignement des prophètes... »3, tantôt il individualise le spectre de la mort pour mieux frapper l'imagination. Sa rencontre avec la mort est souvent une rencontre à deux. Proches de Marcel Roux, Klinger, Kubin ou Ensor ont eu une démarche similaire.

Contrairement à Puvis de Chavannes qui représentait la mort sous les traits de jeunes filles dansant dans une prairie où la faux du temps coupe les fleurs et l'herbe fraîche, Marcel Roux visionnaire halluciné du mal, lecteur tourmenté des oeuvres de Flaubert, Edgar Poe ou Baudelaire, mélodramatise les symboles qu'il utilise. La mort qu'il décrit se cache parfois sous une ombre sans visage comme dans l'illustration de lazare le Ressuscité4 que l'on peut comparer à La ville abandonnée de Kubin.

La mort apparaît dans plus d'un tiers de ses quelque quatre cent vingt-cinq gravures. On la retrouve dans sa suite Fantastiques où des batraciens s'extirpent avec lourdeur d'une eau glauque et poisseuse, où des monstres, des démons de tous genres entourent le corbillard de la mort, surmonté d'une faux et de crânes, comme dans Halte des démons. Elle se manifeste au travers de chouettes, animaux de la nuit, donc représentatifs du sommeil et de la mort, de crapauds et de serpents qui se lovent au milieu des corps emmêlés, de femmes serpents, symboles du péché originel, mais aussi du démon tentateur cherchant la perte de l'âme. Ces monstres, Marcel Roux les a découverts dans les Fleurs du Mal de Baudelaire, dont il illustra l'ouvrage... « ces monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants dans la ménagerie infâme de nos vices...». Marcel Roux ne montre pas l'au-delà sous une forme souriante, il plonge l'être humain dans les affres de l'enfer : la faux tranchante maniée par un hideux squelette, le concert donné par des ossements. La mort, c'est aussi cette momie égyptienne debout à la porte d'un tombeau, présentant une tête de mort dans sa main gauche et entourée de corbeaux morts. A ses pieds, une sacoche d'or que le défunt n'a pu emmener avec lui. Cette estampe pourrait être le symbole de la mort installée dans l'homme faisant de lui un cadavre ambulant vidé de sa substance.

Pour imposer son idée du mal, Marcel Roux a créé ses « Suites » lui permettant de graduer sa vision du mal et lui donner une durée, une image moralisatrice...« conception tout à fait lyonnaise par son caractère d'immédiate utilité »5. Ces suites sont une succession de gravures orientées sur un thème :

 Estampes fantastiques, en l0 pIanches tirées par l'artiste lui-même à 60 exemplaires en 1904 ;

 Danse macabre, en 15 planches tirées à 50 exemplaires en 1905 ;

Les Maudits, en 6 planches tirées à 80 exemplaires et

Les Passions, en 9 planches tirées à 80 exemplaires en 1906 ;

Variations, en 12 planches tirées à 100 exemplaires en 1907 ;

Filles de joie, en 7 planches tirées à 60 exemplaires en 1909 ;

Les sept paroles, en 8 planches tirées à 50 exemplaires en 1912;

 Contre l'alcool, en 9planches tirées à 100 exemplaires en 1914.

Son oeuvre maîtresse - mises à part Les sept paroles - s'élabore dans sa suite Danse macabre. Il est intéressant de constater l'analogie qui existe entre les Nouvelles extraordinaires de Poe et les suites de Marcel Roux. Dans ces planches douloureuses, déchirées par le péché, la passion ou le vice, Marcel Roux introduit la lumière. Émule de Rembrandt, dont il s'est fortement inspiré, il rythme la lutte de l'ombre et de la lumière aux points cruciaux qui donneront à l'estampe toute sa valeur moralisatrice. Il impose en quelque sorte, par le contraste des noirs et des blancs, des actions qui, sans ce phénomène, seraient peut-être banales.

Si la mort est un jeu obsessionnel, la fête n'est pas oubliée. Marcel Roux se réfère à son enfance passée sur les tréteaux de la troupe de son père. Ce dernier, artiste comique, lui inspire - bien que la mort apparaisse une fois de plus dans l'estampe -sa Fête de la Danse macabre. Clowns et pitres, danseurs et badauds s'entassent au Grand Théâtre, qui pourrait être le Grand Théâtre de Guignol célèbre à Lyon pour ses critiques acerbes des maux de la société. Marcel Roux gravera en 1910 un Guignol goguenard et une planche où une femme symbolisant le Gros caillou de la Croix Rousse jongle avec des marionnettes au-dessus de la Saône.

L'alcool qui décime et détruit Ia société inspire à Marcel Roux quelques planches graves et cyniques. L'aboutissement en sera encore Ia mort, parfois seulement suggérée par I'image, sans qu'elle soit matérialisée. Marcel Roux met en cause toutes Ies classes sociales, depuis I'ouvrier qui boit pour oublier sa misère jusqu'au bourgeois éthylique. Chaque vice est vilipendé, décortiqué, critiqué. La main se crispe, Ie visage se durcit, comme Ie montre un autoportrait au visage inquiet.

La suite des Maudits est une Iongue plainte contre Ia société qui possède Ie pouvoir et I'argent, et distribue Ie travail mais aussi Ia misère. Roux y mêle intimement ses idées humanitaires et un Iyrisme douloureux, symbole des reproches de Jésus sur Ia croix.

La suite des Variations dégage une impression de Iourdeur, de pesanteur. Ses estampes démonologiques ont pour thème Ia nuit, refuge des démons, des monstres ou des animaux aquatiques. Son Offrande à Moloch est composée de matières hideuses, d'êtres fantasmagoriques qui s'opposent dans une débauche de détails éclairés par des sources Iumineuses irréelles. On peut comparer Marcel Roux à Bresdin, comme Iui visionnaire, paysagiste seulement pour servir ses gravures mystiques.

La suite des sept paroles ramènera Marcel Roux à une notion religieuse plus fervente. II se Iancera dans « des compositions chrétiennes dans Ieur intention et Ieur développement »6 où iI retrouvera I'amour de Dieu, mais aussi I'amour des créatures humaines témoins de cette Iongue plainte du Christ face au mal. II gravera huit planches des sept paroles du Christ mourant sur Ia Croix, Ies cheveux et Ia barbe hirsutes, Ie visage douloureux. L'une d'elles, Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ?, ramène Marcel Roux à son maître Rembrandt. On peut en effet comparer cette gravure aux Trois croix de l'artiste. Un cône de Iumière finement strié, parsemé d'éclairs violents symbolisant l'instant de Ia mort du Christ, est bloqué par une masse nuageuse au-dessus des trois croix. De Iongues tailles verticales partent de cette masse, orientées vers le Christ et Ies deux larrons, infime espoir perçant le mur du mal. Dans I'obscurité profonde et confuse, la foule est attentive aux trois minuscules taches de lumière sur Ies trois corps martyrisés. Marcel Roux, selon Ia tradition, n'a pas manqué de marquer Ie calvaire d'un crâne à sa base. Bien que toujours dramatiques dans Ieur expression, Ies planches de cette série sont plus ordonnées. La Iumière matérielle et spirituelle s'exprime avec fougue et réalisme.

L'espace aérien occupe parfois une place prépondérante dans I'oeuvre de Marcel Roux. Copiste des graveurs des XVe et XVIe siècles, Marcel Roux Ieur avait emprunté cet effet de perspective assez caractéristique superposant Ies différents plans en vue panoramique (Démon guettant), effet que I'on retrouve également dans certaines planches de Gustave Doré. EIIes sont pour Marcel Roux I'ébauche de paysages fantastiques (Vision de mort) qu'il ne poussera pas très loin puisqu'une dizaine de planches seulement portent la trace de cette tentative. On pourrait également en trouver I'origine dans Ia collection personnelle de Marcel Roux qui détenait une cinquantaine d'estampes d'Hiros-hige.

Un grand nombre de gravures de l'artiste sont imprégnées de son amour pour la femme, amour destructeur comme dans Femme-Flamme, mais aussi admiration profonde pour cette femme nouvelle née de la guerre, remplaçant I'homme à l'usine ou aux champs, élevant seule ses enfants. La guerre orientera Roux vers des études de dessins fondées sur la femme. Ce sera sa deuxième période, totalement différente dans son oeuvre de ce qu'il avait pu créer jusqu'alors. Marcel Roux avait eu l'intention de graver une série sur La voie douloureuse. La maladie ne Iui en a pas laissé Ie loisir et ses études sont demeurées sur le papier en admirables dessins où l'influence de Matisse se manifeste dans les corps souples et arrondis des femmes, dessins dépouillés et simplifiés à I'extrême.

Une autre facette de I'artiste s'est révélée, à I'examen des cartons demeurés après sa mort: Ie portrait y tient une place importante avec les amis, Ies familiers qui jalonnèrent I'existence de I'artiste. Ici, I'ombre et la nuit disparaissent, Ia Iumière, la vie éclatent, Ie bonheur est partout. Quelques paysages de son Lyon natal, une ruelle aux très hauts murs secrets, porteurs du mystère qui plane sur Ia ville, quelques souvenirs d'enfance, telle la maison de ses grands-parents, font oublier la gravité de l'ensembIe de son oeuvre mystique.

Marcel Roux a également participé à l'illustration de très nombreuses revues et de livres romantiques. Les descendants de l'artiste ont conservé d'innombrables gouaches ou aquarelles de décors de théâtre rappelant la tentation exotique de son ami Gauguin. Il a gravé de multiples planches sur bois, ayant trait principalement à la femme - Polawnia - il a influencé son ami Pierre Combet-Descombes, le peintre maudit, dont l'oeuvre- contrairement à celle de Marcel Roux- est oeuvre impure et impudique. Les deux artistes ont d'ailleurs illustré, chacun à sa manière, Les Fleurs du Mal de Baudelaire, La Chute de la maison Usher d'Edgar Poe et Le Cantique des cantiques de Franz Toussaint. Le Fantôme de Salomé dénote le talent exceptionnel de Roux.

La poétesse lyonnaise Jean Bach Sisley a confié à Marcel Roux son ouvrage Le double miroir7 femme-fleur, fleurs stylisées et mains enlacées se partagent le décor gravé sur bois. Cet ouvrage illustré est empreint de tendresse souriante et de paix.

La décoration, enfin, a tenté Marcel Roux en 1915. Il a gravé le tabernacle de l'église Sainte-Cécile à Paris, des traits du Christ révélés par le Saint- Suaire.

L'oeuvre gravé de Marcel Roux se décompose donc en deux périodes très distinctes. La première est le résultat d'une société ébranlée par les attentats politiques, une certaine forme d'anarchisme, le socialisme naissant de la fin du XlXesiècle, les débuts de la psychanalyse, les persécutions religieuses de 1901 - qui le cloîtrèrent dans sa foi absolue - qui peu à peu amèneront à l'expressionnisme social décrivant les vices à l'image de la société avec une intensité dramatique exaltant- comme chez Munch - les effets de la mort, de la solitude et de l'angoisse, ou une forme de nihilisme comme chez Alfred Kubin, dans son Fantôme marin en 1905.

Baudelaire avait donné d'un autre Lyonnais, Chenavard, une définition que l'on pourrait appliquer sans peine à Marcel Roux, dans cette période de création douloureuse : ... « Son cerveau ressemble à la ville de Lyon. Il est brumeux, fuligineux, hérissé de pointes comme la ville des clochers et des fourneaux. Dans ce cerveau, les choses ne se mirent pas clairement, elles ne se réfléchissent qu'à travers un milieu de vapeurs... »8. Les grandes expositions de 1906-1910 en Allemagne accentuent le cauchemar de Marcel Roux en le transformant en névrose décelable dans ses gravures très marquées par la nuit. On ne peut nier de la part de l'artiste un certain culte du désespoir et de l'angoisse qui le fera réformer pendant la guerre de 1914-1918.

Tout se passe dans l'oeuvre de Marcel Roux comme si l'artiste écrivait en gravure une nouvelle méditation sur la mort. C'est en catholique exacerbé que Marcel Roux nous livre ses réflexions. S'agit-il d'un discours purement métaphysique ou d'un amusement d'artiste qui ne peut échapper à ce volcan qu'il a déchaîné en lui ? Car la mort ne suffit pas à Marcel Roux. Il s'est complu à graver des diableries, des sabbats, des monstres semblables à ceux de Breughel ou de Bosch. Son esprit submergé par le mal qu'il voit partout semble alors dévié vers des sujets fantastiques et rocambolesques dignes des bandes de science-fiction actuelles: oeuvre de visionnaire peut-être pour lequel le monde en perpétuelle mutation dégénèrera en fabriquant des monstres qu'il livre à nos regards.

Il est certain que Marcel Roux tire les thèmes de ses gravures, non seulement de la littérature romantique du XIXe siècle, mais aussi de la vieille superstition de la fin du Moyen Age qui prêtait au démon un pouvoir exceptionnel et frappait ainsi l'imagination des simples. Par cette interprétation du démon, Marcel Roux se révèle un descendant direct des imagiers.

Proche de la peinture expressionniste - il est le contemporain de Munch - il porte à leurs sommets les émotions douloureuses ou angoissées, la tristesse, le malheur ou la peur, avec une force saisissante, démultipliée par un encrage profond de ses estampes. Admirateur d'Edgar Poe, chez lequel il retrouve une enfance identique à la sienne, il rejoint dans les mêmes abîmes les personnages de l'écrivain. Mais contrairement à Poe qui décrit l'horrible pour l'horrible, Marcel Roux se sert de l'horrible comme répression du mal et ne montre jamais la décomposition du corps humain. Il agit en chrétien fervent, comme le soutient René Jullian : « Si Marcel Roux n'a pas dessiné pour les églises, est-il moraliste plus âpre et tout bien pesé plus chrétien... ? »9.

 Sa deuxième période, amenée par une impossibilité de graver à l'acide ouvre, nous l'avons vu, l'ère de Ia gravure sur bois et de I'illustration, orientée sensiblement sur le problème de la femme, décrite alors en courbes douces et nimbée de Iumière. Son dernier ouvrage, illustré de gravures en couleurs, l'Ane de Lucius, paru à la Renaissance du Livre le 12 janvier 1922, lui aura apporté, huit jours avant sa mort, l'apaisement de ses femmes serpentines, ondulantes, dont iI avait Ie secret.

La nuit d'une part, la clarté de l'autre, le mal, le bien, ainsi se résume l'oeuvre de Marcel Roux, graveur mystique à la foi solidement ancrée, mort d'avoir trop souffert de la vision et de Ia présence du mal. Marcel Roux, sa vie durant, a Iutté contre

….« ce monde qui crouspit ainsi dedans soysmesme et ne peut rien aimer que sa difformité... »10

et s'est attaché, en sublimant son art proche de la folie, à réveiller Ies consciences humaines, tentative héroïque de faire admettre le «  Je meurs tous les jours » de I'apôtre saint Paul. L'idéologie de Marcel Roux peut se rapprocher de celles de «  Puvis de Chavannes et surtout d'odilon Redon qui n'auront pas agi seulement sur les intelligences, mais sur les consciences de leur temps »11.

Colette E. BIDON

Historienne de l'art

NOTES

1. Archives Bibliothèque municipale de Lyon n°127898, Louis Mercier,Lyon, Éd. Lardanchet, 1910.

2. Félix Thiollier, «  Paul Borel, peintre et graveur Iyonnais 1828-1913 », Lettres á Marcel Roux, Lyon, Éd.Lardanchet, s.d.

3. Icilio Petrone, « La parabole du diable », « Du serpent persécuteur des hommes au Satan-Lucifer, I'adversaire de Dieu », Petites Alfiches, 9 et 11 avril 1988.

4. Louis Mercier, «  Lazare Ie Ressuscité », illustrations de Marcel Roux, Lyon, Éd. Lardanchet, 1908.

5. Alphonse Germain, Les artistes lyonnais jusqu'á nos _jours, Lyon, Éd.Lardanchet, 1910.

6. Félix Thiollier, op. cit.

7. Archives Bibliothèque municipale de Lyon n° 423040.

8. Maurice Denis, Théories, Paris, Bibliothèque de I'occident, 1913.Notes sur Ia peinture religieuse.

9. René Jullian, «  Les arts religieux á Lyon » Reflets, janvier/février 1954.

10. Jean de Sponde, Stances et sonnets de la mort, s,d.

ll. Maurice Denis, op. cit.

 

BIBLIOGRAPHIE

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Alphonse Germain. «  Marcel Roux »,L'occident, mai 1908, p. 223 á 226.

Alphonse Germain. «  Marcel Roux », Rhône et Loire, octobre 1908.

F. Roussy. « Lazare le Ressuscité de Marcel Roux », Lyon Universitaire, 23 octobre 1908.

André Saget « Salon d'automne 1909 », I'Art libre, Lyon, 1909.

- Kalophile. «  Notes d'art - Les Passions de Marcel Roux », L'Ame lafine, 4 novembre 1909.

Sainte Marie Perrin. «  Lazare le Ressuscité et Ponce Pilate de Marcel Roux », Le Journal des débats, 21 décembre 1909.

F.L. Roger Milès. «  Un retour à I'eau- forte », le Figaro, 20 mai 1910.

Alphonse Germain. «  Marcel Roux », Les artistes lyonnais des origines jus-qu'à nos jours, Lyon, Éd. Làrdanchet,

1910, p, 138-142.

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Arsène Alexandre. « Gravures qui sont… », Comoedia, 16 novembre 1912.

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Marcel Renard. Cahiers du Salut Public, 2 octobre 1918 et 13 février 1920.

Justin Godart. Marcel Roux, graveur lyonnais (1878-1922), Lyon, 1922.

Justin Godart . « Rétrospective de Marcel Roux », Catalogue de la Société du Salon d'automne,Lyon, 1922.

Justin Godart. « Marcel Roux, graveur Iyonnais », Byblis, miroir du livre et de l'estampe, n° 7, Paris, 1923, p. 77- 84.

Henri Focillon. « L'art Iyonnàis », Catalogue de l'exposition 18, rue de la Ville-l'Évêque, Paris, 1925.

Justin Godart. « Marcel Roux, graveur Iyonnais », Revue de l'art ancien et moderne, Paris, janvier 1925, p. 18-28.

Société nationale des Beaux-Arts. Exposition rétrospective des oeuvres de Marcel Roux », Catalogue du Salon de la SNBA, Paris, 1927, p. 187-189.

Almanach lyonnais. « Rétrospective de Marcel Roux », Lyon, 1933.

Le bois gravé lyonnais. «  Rétrospective de Marcel Roux », catalogue de l'exposition à Ia Bibliothèque municipaIe, Lyon, 1933.

Chanoine L. Tarchier. « Marcel Roux », Exposition diocésaine Art religieux, Lyon, 1936.

 

Nombreux articles dans les revues ou quotidiens suivants :

Dépêche de Lyon des 25 septembre 1908, 19 octobre 1908.

L'Express des 6 et 15 mars 1906, 8mars.1907, 7avriI 1907, 29mars 1908, 2 avril 1908, 20 décembre 1909.

La France libre des 24 et 27 juilIet1897.

La Chronique de Bruxelles du 20 mai 1912.

«  La gravure et Ia Iithographie françaises », Gazette des Beaux-Arts, numéro de juillet 1908.

L'lndépendant de Roanne du 1 septembre 1907.

Le Journal des débats du 6 avril 1907. Lyon mondain des 24 février 1906 et 28 novembre 1911.

La Loire républicaine, mars 1907.

Le Nouvelliste de Lyon des 15 mars 1906 et 9 novembre 1908.

Neue Zurcher Zeitung du 2 décembre 1911.

Le Petit Niçois du 11 mai 1896.

Le Progrès des 27 septembre 1908, 9et 10 novembre 1908.

Lyon Républicain des 6 mars 1906 et 10 novembre 1908.

Lyon Sport du 10 novembre 1908.

Le Tout-Lyon du 8 octobre 1908.

Lyon Universitaire du 13 novembre 1908.

Paris Journal de novembre 1913.

Le Rappel Républicain des 4 et 14 mai 1904.

Le Salut Public des 14 mars 1906, 12 mars 1907, 17 juin 1907, 20 février 1908, 7 juiIIet 1908 et 15 novembre

1908.

The New York Herald du 24 mars 1911

 

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