En 1914, Marcel Roux est appelé sous les drapeaux pour combattre l'ennemi. Dans son régiment, il devient infirmier ; il vit la douleur des soldats blessés, la mort le poursuit. La faim de dessiner est toujours présente. C'est à ce moment-là, en 1915, qu'il ébauche ses Visions et scènes de guerre dans une suite de dessins où l'émotion éclate à chaque coup de pinceau. Les horreurs de cette guerre de tranchées marquent cet artiste à la sensibilité exacerbée. Ici, peu ou pas de soldats, mais des femmes qui deviennent des héroïnes, des êtres qui souffrent de la perte d'un mari, d'un père ou d'un frère. Une vingtaine de dessins de ces Visions et Scènes de guerre, découverts chez plusieurs collectionneurs, dépeignent tous des femmes meurtries, non seulement moralement, mais aussi dans leur chair par les atrocités des envahisseurs, par les morts qui s'accumulent dans les tranchées, par le décès des enfants victimes des combats, par l'absence des maris qu'elles doivent remplacer dans l'industrie. Dans ses dessins, le regard de l'artiste est presque inhumain, insoutenable à force de réalisme. Ces femmes ne sont que corps voûtés, courbés sous la douleur, ployés sous le chagrin qui les envahit. Leurs poses sont théâtrales, elles évoluent comme évoluent les femmes de Matisse dans La Danse (1909), mais au contraire de Matisse, avec sur le visage une expression d'horreur. Leurs attitudes sont une forme de lyrisme en harmonie avec leurs sentiments. Elles sont abattues, terrifiées, éplorées ou en fureur contre un ennemi qui veut dominer et écraser le monde entier. Marcel Roux les dépeint avec un immense respect, à des stades différents étapes de la douleur. Leurs vêtements blancs et souples amplifient une analogie entre la guerre de 1914 et les troubles des débuts de la chrétienté, leur donnant l'allure de somnambules aux yeux anesthésiés. On pourrait presque les imaginer réunies en une immense fresque, une suite de bandes dessinées, très modernes dans leur interprétation, car l'artiste découpe une succession de séquences comme dans la B.D. Ces dessins donnent également la sensation de corps désarticulés pour affirmer une impression de vies cassées, corps qui se figent comme tétanisés et s'arrondissent pour masquer les émotions. Marcel Roux s'est rappelé son enfance dans les cirques ou les théâtres de son père. Il a retrouvé des gestes déjà vus, qui ont resurgi de son passé ; il a inoculé un souffle théâtral à ses Visions et Scènes de guerre ; il a imposé à l'attitude de ces femmes une inspiration dramatique qui se décline dans leurs gestes. Le contraste entre ces femmes immenses et le mur de Jérusalem donne une impression d'espace illimité, par leurs proportions contrastées. Quant au contour qui orne les corps, il s'avère d'une grande pureté de trait. Les vibrations de ces dessins évoquent les lamentations de ces femmes, leurs complaintes, leurs gémissements ou leurs prières. Leur peur accapare le dessin, leur fureur déchire l'espace, on les voit frissonner, s'agiter et s'abattre sur le tombeau qui cache le corps aimé, comme Marthe et Marie s'étaient effondrées sur ce tombeau de Lazare, par lequel Marcel Roux avait illustré en 1908 un poème de Louis Mercier. Le personnage féminin, à gauche sur le dessin de Marcel Roux, Renoncement , est semblable à la femme prostrée sur le tombeau de Lazare, à gauche de la gravure de l'artiste, dans Lazare le Ressuscité. L'artiste a puisé cette attitude douloureuse dans ses archives de gravures religieuses, établissant ainsi un rapport entre chrétienté et 1914. Il faut aussi se souvenir de l'emprise de la foi religieuse sur l'artiste. Ce n'est pas une simple description de la Grande Guerre que celui-ci s'emploie à recomposer, il rappelle et décline les drames des premières ères du christianisme. Ces Visions et Scènes de guerre sont principalement bâties autour des murailles de Jérusalem. Marcel Roux intitule ses dessins : Angoisse, lors de l'appel sous les drapeaux, Effroi lors de l'arrivée des envahisseurs, Fureur et Terreur devant les massacres accomplis par l'ennemi, Prière afin d'être écouté par Dieu, Désespoir devant le fait accompli, Abandon et Renoncement à tout espoir. Huit sentiments successifs pour aboutir à un dernier dessin, qu'il réalise d'ailleurs en lithographie, Le Soldat crucifié ou Le Sacrifice : un poilu les bras en croix, écroulé sur les parois d'une tranchée, mélange de sentiments religieux et du symbolisme de la croix, avec l'esprit laïc qu'incarne la vision d'un soldat mort pour sa patrie. Marcel Roux désirait traduire ces dessins en lithographie. Il n'a pas eu le temps de terminer le cycle prévu. Il est mort en 1922, après une longue et pénible maladie contractée au front.Sous les murs de Jérusalem Cette progression de la douleur est en quelque sorte un chemin de croix de la guerre de 1914-1918, à tout le moins une Voie douloureuse qui se déroulerait dans la région de Jérusalem, près du temple d'Haram-ech-Chérif. Jérusalem, avec la masse de ses hautes murailles crénelées de pierres défiant les siècles, domine la plaine du désert et offre au spectateur la tristesse d'un passé qui se répète car si les chrétiens sont autrefois tombés pour la foi, les soldats de 1914 sont tombés pour leur patrie. La correspondance entre le passé et les événements dont l'artiste est le contemporain est patent. Reverdy lui-même affirmait que plus les rapports de deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte, plus elle aura de puissance émotive. Le silence qui se dégage de ces dessins est lourd, c'est comme un hymne qui monte de la terre antique la couleur même des lavis choisis par l'artiste, des gris très modulés, symbolise cette contrée, le gris des pierres, le gris du sable, le gris de la poussière qui stagne en permanence sur Jérusalem, voilant très souvent le soleil. Le ciel lui aussi participe à cette angoisse, Marcel Roux le décrit couvert et tourmenté, dans des tons de gris violet, symboles de deuil, des couleurs simples qui agissent sur les sentiments qu'éprouve le spectateur de ces scènes. Tout dans ces dessins concourt à créer une atmosphère de douleur : le trait, les couleurs par la valeur des tons de gris, la composition des figures, avec une simplicité de moyens exemplaire car c'est le blanc qui domine dans cette interprétation de la guerre. Un dépouillement total et l'absence de détails, rendus inutiles, confèrent ainsi une parfaite unité à ces dessins. Marcel Roux est-il allé à Jérusalem ? Rien ne n'atteste, mais cet homme cultivé avait très certainement lu Chateaubriand qui décrivait la cité dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem en 1806, cité dans laquelle il avait situé ses scènes des Martyrs. Cet amalgame entre guerre de 1914, religion et expressionnisme traduit bien la vigueur de l'oeuvre dessiné de Marcel-Roux. Ces dessins peuvent être assimilés sans peine à l'expressionnisme allemand, Le Cri de Munch n'est pas loin. Marcel Roux a établi des liens réel entre son interprétation et l'âme du spectateur, il a su suggérer l'idée de la mort par les formes et une certaine couleur de lavis, Cette étude sommaire de l'oeuvre dessiné, en période de guerre, par Marcel Roux peut inspirer l'idée d'une certaine spiritualité romantique, tant par la perception immédiate de ses dessins que par le fait d'avoir assimilé la guerre aux combats des premiers chrétiens. A travers des sujets bibliques, mais surtout par cette réintroduction de la pensée dans l'art. ( Ce texte est inspiré de la biographie établie par Catherine M. Memarian, petite fille de l'artiste, publiée dans le catalogue de l'exposition du musée de l'Imprimerie et de la Banque. ) |
Désespoirdessin à la plume et au lavis d'encre grise |
Renoncementdessin à la plume et au lavis d'encre grise |
Angoissedessin à la plume et au lavis d'encre grise |
Fureurdessin à la plume et au lavis d'encre grise |
Effroidessin à la plume et au lavis d'encre grise |
Abandondessin à la plume et au lavis d'encre grise |
Prièredessin à la plume et au lavis d'encre grise |
Effondrementdessin à la plume et au lavis d'encre grise |
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